26/08/2009


Arcadia, Grèce, zoom sur google map jusqu'à
Lousios Gorge, Central Peloponnisos

L’Arcadie est le décor de scènes champêtres sur fond de paysages bucoliques, celui d’une nature abondante peuplée de jeunes bergers joueurs de flûte implicitement heureux, vivant dans une harmonie primitive avec les bêtes, dieux, demi-dieux, déesses, femmes innocentes et légèrement vêtues… La difficulté de décrire un mythe — autrement que de façon approximative et sans un sentiment de déjà vu — tient à son évidence : le mythe arcadien survit dans les représentations collectives comme un stéréotype, il traîne avec lui une part figée de pittoresque, d’images d’Épinal et de gros titres. Voilà donc le cliché grossièrement répété. Dans les faits, l’Arcadie est une région montagneuse du Péloponnèse grec. Elle est décrite, deux siècles avant J-C, par Polybe dans son livre d’histoire et réapparaît deux siècles plus tard dans la littérature latine chez Ovide et Virgile. Ainsi passe-t-elle en deux cents ans d’une réalité historique — une terre isolée et hostile, habitée par un peuple rustre — à un mythe poétique — une idylle collective où les règnes humain, animal et divin fraternisent sans hiérarchie. Au tournant de l’ère grecque et de l’empire romain, l’Arcadie est donc à la fois une source de rêveries nostalgiques associée à l’Âge d’Or et un espace esthétique à part entière, capable d’exister à nouveau grâce aux charmes de la musique et du chant, dans l’espace même de l’art poétique. Riche de cette double origine — un lieu à la fois terrestre et poétique — elle est réapparue dans l’histoire précisément aux moments d’espoirs de changements politiques et artistiques radicaux.

Ettore Sottsass, Il pianeta come festival, 1973
Lithographie mise en couleur par Tiger Tateishi
68,7 x 49,8 cm
coll. Centre Goerges Pompidou, Paris

Au début du XXe siècle en Europe, l’Arcadie est porteuse d’utopies sociales. Son organisation horizontale fera d’elle le modèle de sociétés anarchistes, collectives et créatives. Ils seront alors quelques-uns à tenter l’expérience communautaire d’un retranchement loin des centres urbains (comme au Monte Verità, en Suisse). Le modèle arcadien réapparaît dans les “contre-cultures” des années 1960-70 qui agissent comme des îlots de résistance face à une “culture dominante”. En 1967, Michel Foucault1 reprend cette opposition dans “Des Espaces Autres”, lorsqu’il définit les “hétérotopies” comme des “contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver dans la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés.” Paradoxalement, au-delà de la force émancipatrice de certaines expériences arcadiennes, ce retrait volontaire du cours de l’histoire et des concentrations urbaines en constitue en même temps les limites, les maintenant dans des formes nostalgiques d’autarcie aux effets mortifères. Cette dynamique contradictoire des contre-cultures traverse toute l’histoire culturelle nord américaine, depuis les premiers colons fédérés en colonies religieuses jusqu’aux mouvements rocks dont Dan Graham décrit les filiations dans Rock My Religion (1982-84). Quant aux communautés hippies, Dan Graham ironise sur leurs dérives autoritaires dans un texte intitulé ”Arcadia” (1989) où de candides “néo-hippies” errent sur un champ de ruines post-apocalyptique, manipulés par des parents absents. Dans une autre version, Walt Disney, animé par la vision d’un monde meilleur, est lui aussi un grand concepteur de contre-emplacements idéalisés à outrance avec ces modèles de parcs et la ville Celebration.

En s’éloignant des variations propres aux récits antiques, l’Arcadie s’est fixée en une image pâle. Mais plutôt que d’en exhumer les vestiges, ce colloque doublé d’un festival propose de suivre les détours et filiations de ce mythe, d’en reprendre les stéréotypes comme les expressions les plus singulières pour en saisir les métamorphoses actuelles. Il ne s’agira donc pas tant de démystifier l’Arcadie, ni même de la mythifier, que d’en observer ses possibles résurgences et d’en connaître la langue, voire même de la parler. Après la fin avérée des utopies modernes et les désenchantements provoqués par des contre-cultures vieillissant mal, quelles seraient aujourd’hui les conditions d’existence d’une Arcadie collective ? Seraient-elles celles d’un lieu ou celles d’un moment ? Seraient-elles fixes ou variables ? Peut-on être à la fois dedans et en dehors d’une quelconque Arcadie ? Une œuvre, une fête, une école d’art, un bar peuvent-ils basculer dans des “espaces autres” ? Peut-on s’excentrer en Arcadie sans nostalgie ? Autant de questions dont ces deux jours proposent une expérience.